La rencontre est-elle un art ? Philosophes, penseurs et voyageurs sont d’accord : la vraie rencontre, qu’elle soit amicale, affective, artistique, celle qui vous transforme profondément, n’est pas courante. Mais elle vous permet de vous sentir vivant !
Une rencontre avec l’autre : un bouleversement
Ce n’est pas un hasard si la rencontre intrigue et inspire les penseurs. Le philosophe Charles Pépin lui a consacré un livre, La rencontre, une philosophie. Avant lui, les philosophes Emmanuel Levinas, Jean-Paul Sartre ou encore Maurice Merleau-Ponty y réfléchissaient déjà.
Pourquoi cet intérêt ? Parce que, explique Charles Pépin, « rencontrer quelqu’un, c’est être bousculé, troublé. Quelque chose se produit, que nous n’avons pas choisi, qui nous prend par surprise : c’est le choc de la rencontre. Le mot rencontre vient du vieux français encontre qui exprime le fait de heurter quelqu’un sur son chemin. Il renvoie donc à un choc avec l’altérité : deux êtres entrent en contact, se heurtent et voient leurs trajectoires modifiées. » Jean-Paul Sartre, lui, parle d’un bouleversement, qui nous sort de notre intériorité. Nous ne sommes plus au centre des choses. Quelqu’un d’autre nous force à adopter un autre regard.
La rencontre avec l’altérité
Une expérience que Raphaëlle Gasse a vécu au cours de ses multiples voyages. Aujourd’hui installée en Zambie, elle accompagne entrepreneurs et particuliers en quête de changement personnel et professionnel à travers son programme « Graines de baobab » et son site Wanderfull. Avant cela, elle a vécu à Paris, Montréal, New York, réalisé de multiples voyages en Asie et traversé le Pacifique à la voile. Autant d’occasions de rencontres qui ont révélé en elle sa « capacité à questionner ses certitudes ». La rencontre, pour elle, c’est d’abord « une capacité infinie à être émerveillé par l’être humain en face de soi, qui nous apprend, nous donne. Il y a beaucoup à apprendre de cette capacité à recevoir et à échanger. »
Une définition que ne renierait pas Emmanuel Levinas. Le philosophe rappelle que la vraie rencontre nous force à nous rendre compte que nous ne sommes pas au centre du monde. « La rencontre d’autrui est d’emblée ma responsabilité pour lui » (Entre nous). Ce qui signifie que l’autre prend une place inattendue au point que ce qui lui arrive nous concerne directement. Nous sortons de notre indifférence et prenons en compte l’autre avec souci et attention… et vice versa.
A l’heure des applis de rencontre
Aussi la rencontre est un phénomène exceptionnel. Mais est-ce toujours le cas à l’heure des applis qui la transforment en un acte banal, à portée de swip ? « Qu’est-ce qui ravit les consommateurs de telles rencontres ? » s’interroge la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury-Perkins. « Souvent, l’idée même de rencontre. Après la rencontre, il n’y aura pas de récit de la rencontre mais une autre rencontre, à moins que ce ne soit une autre rencontre encore. » Elle parle même de «semblant de rencontre …(qui) produit le sentiment inverse, un peu plus d’errance.»
Les craintes face à l’autre
Serait-ce un moyen de se protéger ? La rencontre, c’est aussi aller vers l’autre, celui qu’on ne connait pas qui est différent. Une altérité mise à mal dans les médias constate Raphaëlle. « La peur de l’Autre y est omniprésente. Cela nous monte les uns contre les autres. Or pour moi, la rencontre, c’est le contraire de la peur, c’est la confiance en l’autre et la confiance en soi.»
La peur de l’autre peut aussi cacher une autre crainte : la responsabilité indique Charles Pépin. « Notre responsabilité commence dès que nous engageons la conversation avec l’autre. La question la plus anodine peut contenir une demande plus grande. Nous comprenons mieux parfois pourquoi nous préférons ne pas répondre à un SDF et ne laisser aucune chance à la rencontre : ainsi nous ne nous sentirons pas responsables de lui. Coupables, peut-être, d’avoir ainsi poursuivi notre route, tête baissée, sans un regard pour lui. Mais pas responsable de son sort. »
Une limite que nous nous imposons à tort, témoigne Raphaëlle. « Chaque jugement préconçu que j’avais sur une culture ou une personne a toujours été à côté de la plaque. La vraie rencontre ne réside donc pas dans le fait de surmonter sa peur d’aller vers l’autre, mais d’aller questionner cette peur et aller généreusement dans la réception et le don, me semble-t-il. »
« Mes voyages m’ont fait faire des rencontres extraordinaires avec des locaux ou des touristes. Des contacts que j’ai conservés avec le temps. Je suis encore en lien avec des gens que j’ai rencontrés en Polynésie, en Asie, en Afrique, au Canada, dans des trains, sur des bateaux… »
La rencontre au-delà de l’humain
La rencontre ne concerne pas pour autant que les être humains. La rencontre peut avoir lieu avec un œuvre d’art, un lieu… C’est ce qu’a vécu Raphaëlle lors de son premier séjour en Zambie. « J’étais venue en Zambie initialement pour tourner un documentaire. Dès le premier jour, j’ai ressenti quelque chose plus grand que moi… Peut-être parce que l’Afrique est le berceau de l’humanité. Je me souviens m’être dit cette terre m’appelle. Cette terre rouge et hyper accueillante semblait dire c’est de là que tu viens. Et aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression d’être là où je dois être ».
Les conditions sine qua non
Pour autant, la rencontre ne se décrète pas. Elle se prépare. C’est ainsi que Raphaëlle a privilégié les voyages seule, sac au dos. « Quand tu voyages en solitaire, tu es plus ouvert à la rencontre. Les gens viennent beaucoup plus facilement vers toi que quand tu voyages à deux, en famille ou en groupe. Tu es beaucoup plus dans l’observation. »
« Ce n’est pas pour rencontrer les autres qu’il faut sortir de chez soi, mais pour se rendre disponible à la rencontre, insiste Charles Pépin. Une autre condition est nécessaire selon le philosophe. Il faut être capable de prendre son temps, de le perdre aussi, de s’arracher à la dictature des choses à faire, à la pression de l’urgence… A l’âge adulte, … nous n’avons plus de temps « à perdre ». Mais avec toi je me révèle dispendieux, en discutant de tout et de rien, en flânant, « en traînant », je me donne le loisir de te rencontrer. »
Être ouvert à l’échange
Reprendre le contrôle de notre temps ? Une nécessité, qui pourtant nous échappe souvent. « Dès que nous avons une minute de libre, nous prenons notre téléphone pour scroller. Nous vivons par procuration. Nous oublions de parler, même avec notre conjoint. Nous avons oublié l’importance de la parole et des échanges entre les êtres » observe Raphaëlle.
Tout l’inverse de ce qu’elle voit au quotidien en Afrique. « Les habitants, ici, peuvent passer des heures à parler, rigoler, s’échanger des infos oralement. Cela me fascine et me rappelle vraiment ce pour quoi nous sommes faits en tant qu’être humain : se parler et échanger.» D’autant plus que la culture zambienne s’y prête. « C’est une population de gens ultra accueillants, chaleureux, vivants, rigolos. Pas du tout un pays guerrier. Il n’y a pas d’histoire compliquée. Ici il y a 73 dialectes différents, 73 ethnies et tous vivent très bien ensemble. »
La parole pour se découvrir
La rencontre, facteur de paix ? Pas de rencontre sans parole et là, tout se joue. «Parler devient une expérience heureuse, explique la philosophe Marie Robert. C’est dans la parole qu’on sort du gouffre qui nous sépare et que les frontières s’estompent. » Mais l’exercice n’est pas évident, car la rencontre ne se fait pas seulement entre deux individus singuliers, mais entre deux êtres influencés par leur histoire, leur éducation, et par le contexte de la rencontre tempère le philosophe Maurice Merleau-Ponty.Se rencontrer est un acte social par excellence. Pour que cela se transforme en une vraie rencontre, « il faut dégager tous les autres de la discussion » s’amuse Marie Robert.
Accepter sa propre vulnérabilité
Apparaitre tel qu’on est, loin de nos différents rôles sociaux nous rend cependant vulnérable. Mais cela aussi fait partie de la rencontre estime Raphaëlle. « C’est notre propre capacité à nous montrer tel que nous sommes. On ne rencontre bien que quand on est ouvert avec le cœur. Moins on est dans le jugement, plus on est dans le partage, plus on est dans la vulnérabilité et plus on est capable d’échanger sans faux semblant. Nous abandonnons nos masques endossés au fur et à mesure de notre vie adulte. Et c’est là que réside la beauté de la rencontre. Elle se fait à cœur ouvert. Ce qui nous rend également vulnérables. Pour Brenée Brown, la vulnérabilité, c’est descendre dans l’arène avec son cœur ouvert. Pour moi, être vulnérable, être à cœur ouvert, c’est ce qui nous rend disponibles pour les gens autour de nous. »
Faut-il y voir un risque ? Au contraire, pour Charles Pépin, « oser se montrer vulnérable, c’est donner sa chance au doux réconfort de l’amitié. »
La rencontre pour devenir soi
Devenir soi en sortant de soi-même ? La rencontre nous permet-elle de mieux nous connaitre ? C’est ce que défend Charles Pépin : « J’avais peur de me lancer parce que je ne voyais que le monde et moi, mes responsabilités et moi, mon angoisse et moi… J’avais oublié que l’essentiel pouvait venir d’ailleurs que moi. J’avais oublié la véritable nature – relationnelle – de l’animal humain. J’avais oublié que je manquais non pas de talent ou de qualités, ou même de courage… mais simplement de toi. De cet être qui n’est pas moi, mais sans lequel je ne peux me réaliser. »
Ainsi la rencontre est loin d’être un élément superficiel. Nous en avons besoin pour devenir pleinement nous-mêmes affirme le philosophe qui s’appuie sur de nombreux exemples. Picasso n’aurait ainsi jamais peint Guernica s’il n’était devenu ami avec le poète engagé Paul Éluard. Voltaire n’aurait pas défendu la cause des femmes s’il n’avait eu une longue liaison passionnelle avec la volcanique Émilie du Châtelet, femme de lettres, mathématicienne, traductrice des Principia Matematica de Newton et figure du siècle des Lumières.
La rencontre n’a donc rien de futile. « Elle nous est essentielle, elle modèle notre personnalité… C’est là sa force et son mystère : j’ai besoin de l’autre, de rencontrer l’autre pour me rencontrer. Il me faut rencontrer ce qui n’est pas moi pour devenir moi » résume Charles Pépin.